Sri Aurobindo et la transformation intégrale des sociétés

Extrait du chapitre: Une crise évolutive 

Le deuxième enseignant spirituel à annoncer l’évolution de l’humanité a été le leader politique, poète et philosophe évolutionniste indien Sri Aurobindo (1872‐1950).

Né à Calcutta en 1872, il est arrivé à l’âge de 7 ans en Angleterre, où il a vécu pendant quatorze ans. Il a étudié à Cambridge, où il a acquis de solides connaissances sur l’histoire et les cultures européennes. Il a brièvement été l’un des principaux leaders politiques nationalistes indiens, ce qui lui a valu d’être incarcéré et de frôler l’exécution, avant qu’il ne se consacre à ses travaux et à ses écrits spirituels. Sri Auro- bindo a vécu reclus pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie, dans son ashram de Pondichéry, s’efforçant d’ancrer la conscience supramentale dans la matière terrestre. Il est mort en 1950, trois ans après l’indépendance de l’Inde pour laquelle il s’est longtemps battu et qui a été proclamée le jour de son anniversaire.

S’inspirant de la tradition indienne, Sri Aurobindo a regroupé plusieurs chemins (« yogas ») sous l’appellation « yoga intégral ». Ce dernier ne considère pas la réalisation spirituelle comme une échappée divine en dehors de la vie humaine et de l’expérience matérielle, ce que Sri Auro‐ bindo reprochait à d’autres pratiques. Son approche ambitionnait plutôt de s’élever sans cesse vers le divin pour le faire descendre dans l’esprit, la vie et le corps et jeter ainsi les fondements d’une transformation collective sur Terre.

En effet, Sri Aurobindo pensait que l’humanité, avec son type de conscience mentale, ne se situait pas au dernier degré de l’échelle de l’évolution et qu’elle était vouée à atteindre le « supramental », un état d’existence supérieur. Il affirme : « Il n’y a donc aucune raison de définir une limite à la possibilité évolutionniste en considérant notre organisation ou notre mode d’existence actuels comme finals. L’animal est un laboratoire d’où la Nature a sorti l’homme. L’homme lui-même pourrait bien être un laboratoire d’où la nature pourrait souhaiter faire émerger le surhomme et révéler l’âme comme un être divin. »

La politique et la spiritualité, la pensée occidentale (en particulier, les théories évolutionnistes) et la spiritualité orientale convergent vers la vision du progrès humain établie par Sri Aurobindo. Dans l’un de ses ouvrages, il a utilisé la vision yogique traditionnelle du développement intérieur et de la réalisation de soi comme moteur principal et objectif ultime de l’expérience humaine sur Terre, à travers le cycle de la réincarnation, afin de faciliter la compréhension de l’évolution et du développement des sociétés. Selon lui, les sociétés regroupent

certes des êtres humains, mais elles sont aussi des êtres à part entière (« des âmes nationales ») en quête de leur propre réalisation, et dont le développement obéit aux mêmes lois spirituelles. Le développement intérieur ou le processus civilisationnel permet aux êtres humains et aux sociétés d’apprendre à régir leur vie à des niveaux de conscience ou plans d’existence plus élevés : du niveau physique aux niveaux émotionnel, mental puis spirituel. Pour perdurer, le processus civilisationnel doit rassembler la majorité de la population. Sinon, il « sera toujours en danger d’être submerg[é] par la nuit ignorante d’en bas ».

Sri Aurobindo se réfère à la conception indienne traditionnelle des êtres humains, que l’on retrouve dans d’autres civilisations comme la Grèce antique. Ces derniers seraient composés et gouvernés par plusieurs plans d’existence – physique, « vital » (force de vie comprenant les émotions, les passions, les désirs, les préférences ou encore les aver- sions, et que d’autres systèmes appellent « être émotionnel »), mental et psychique (ou âme). Chacune de ces forces est associée à des questions, des comportements et des schémas de conduite spécifiques. Elles coexistent au sein de chaque être humain et de chaque société. La satisfaction des besoins physiques, vitaux et même mentaux « ne conduit pas l’être humain au-delà d’un certain point ; vient un moment où il se relâche et se fatigue, faute de s’être réellement trouvé lui- même et d’avoir découvert un but satisfaisant à son action et à son progrès. La somme de ces trois éléments […] ne constitue pas l’homme intégral ; ce sont des moyens qui conduisent à un but plus lointain et qui ne peuvent éternellement servir de fin en eux-mêmes ». Cette quête entraîne à coup sûr de la déception, une perte de vitalité ou une catastrophe. Seul l’esprit peut être un guide sûr, et sa réalisation, un but satisfaisant. La conscience mentale qui caractérise les êtres humains ne permet pas de transformer la nature animale inférieure des consciences physique et vitale. Quand elle ne se soumet pas à ces consciences, elle peut uniquement tenter de les réprimer. Les sociétés perdent alors leur vitalité et déclinent.

Sri Aurobindo a expliqué certains grands succès et échecs de la civi- lisation par l’économie, le développement et l’interaction entre ces forces intérieures, que les chercheurs spirituels apprennent à connaître,

organiser et progressivement exploiter sur la voie de la réalisation de soi. Dans l’Antiquité par exemple, la cité d’Athènes attachait à l’origine beaucoup d’importance à « la beauté et la joie de vivre », puis à la philosophie. Mais elle n’a pas eu la discipline ni le tempérament requis – deux signes du développement éthique – pour leur donner une traduction pratique et favoriser ainsi l’épanouissement de la cité. L’impulsion éthique de la République romaine a provoqué un essor exceptionnel de la maîtrise de soi, ce qui a permis à cette dernière d’étendre ses conquêtes et de régner sur de vastes territoires. Néanmoins, la répres- sion artificielle des forces de vie n’a pu trouver qu’une seule issue, la révolte, et « le type romain primitif s’effondra dans la licence égoïste et souvent orgiaque de la Rome républicaine et impériale qui suivit ». D’autres cultures, dominées par des religions ascétiques et le rejet de la nature matérielle et vitale de l’humanité, ont finalement découragé la force de vie qu’elles canalisaient, entraînant stagnation et déliques- cence. En Inde, ce fut le cas de l’illusionnisme (ou mâyâvâdâ). Enseignée pour la première fois par Shankarâchârya (788-820 après Jésus Christ), cette doctrine soutient que l’univers est une illusion et que la seule réalité est une représentation non manifeste du divin, le Brahman. La raison, dont l’essence divine consiste à rechercher la vérité pour elle- même, peut aussi se soumettre à notre nature inférieure et devenir un instrument destiné à servir ses besoins. Sri Aurobindo considérait ainsi que les sociétés modernes étaient régies par un nouveau genre de barbarie, « (on ne peut lui donner d’autre nom) : la barbarie de l’âge industriel, commercial et économique qui approche aujourd’hui de son apogée, et touche à sa fin. Cette barbarie économique est essentiel- lement celle de l’homme vital, car elle confond l’être vital avec le moi et considère que la satisfaction de cet être vital est le premier but de la vie […] [L]e barbare vital et économique fait de la satisfaction des besoins et des désirs et de l’accumulation des biens matériels sa règle et son but. Selon lui, l’homme idéal n’est pas l’homme cultivé, noble ou réfléchi, moral ou religieux, mais l’homme qui réussit. Arriver, réussir, produire, accumuler, posséder, telle est son existence ».

Sri Aurobindo pensait que les sociétés, à l’image des êtres humains qui les composent, étaient vouées à passer d’un stade infrarationnel, où elles sont principalement régies par les passions, à un stade rationnel, et enfin à un stade spirituel. Il estimait que c’était la destinée inéluctable de l’humanité sur Terre. Cependant, cette évolution n’est pas nécessairement linéaire. Les sociétés humaines doivent répéter ce cycle de développement humain, jusqu’à ce qu’elles puissent l’achever.

Pour décrire ce cycle, Sri Aurobindo s’appuie sur la théorie psychologique de l’histoire formulée par l’historien allemand Karl Lamprecht, et ses différentes étapes psychologiques (symbolique, typique, conventionnelle, individualiste et subjective) à travers lesquelles les sociétés humaines progressent. Pendant la première étape – c’est-à-dire, l’étape symbolique, correspondant par exemple aux civilisations de l’Inde védantique, de la Grèce antique ou de l’Égypte ancienne –, le divin s’infiltre dans toutes les réalités, tandis que les institutions sociales expriment un symbolisme religieux et spirituel. Puis vient l’étape typique, pendant laquelle de grands idéaux sociaux émergent des visions spirituelles de l’étape symbolique. Les principes moraux prennent le pas sur la vérité spirituelle dont ils découlent, et ils commencent à dessiner les organisations sociales. Les codes d’honneur et la chevalerie en sont de parfaites illustrations. Mais à un moment donné, ces qualités morales perdent leurs racines vivantes ainsi que leurs expressions naturelles, et elles deviennent conventionnelles. À l’étape conventionnelle, les principes moraux se muent en règles strictes qui doivent être suivies à la lettre. Ils tendent à figer l’ordre social et à le pérenniser. « La forme l’emporte, et l’esprit se retire et tarit1 », explique Sri Aurobindo. L’Europe médiévale est un excellent exemple d’étape conventionnelle. Quand tous les efforts déployés pour raviver les vérités fondamentales qui se cachent derrière les conventions deviennent vains, le conformisme freine l’expression et le progrès de l’humanité. Tôt ou tard, l’étape conventionnelle laisse place à une étape individualiste gouvernée par la raison, comme à l’époque des Lumières, et pendant laquelle la sphère religieuse se manifeste parfois sous couvert d’athéisme. « On s’aperçoit souvent que l’athéisme, dans l’individu ou dans les sociétés, est un passage nécessaire qui conduit à une vérité religieuse et spirituelle plus profonde : on doit parfois nier Dieu afin de le trouver, et au bout de tous les scepticismes et de toutes les négations sincères, la découverte est inévitable. »

Lorsque la question de l’individualité prend de l’importance et que les limites de la raison sont de plus en plus reconnues, notamment dans la vie personnelle, l’étape subjective survient. Elle amorce un retour à l’intériorité, une quête vers la vérité essentielle du soi et des choses. Les sociétés peuvent aisément se perdre, par exemple dans le relativisme ou dans le vitalisme (comme en Allemagne au xixe siècle et au début du xxe siècle), mais Sri Aurobindo estime que cette quête aboutira à une étape spirituelle où les sociétés commenceront à se gouverner selon les lois spirituelles.

Sri Aurobindo interprétait le désordre généralisé comme la manifestation d’une crise évolutive : « Le tournant décisif est souvent précédé d’une apparente aggravation et d’un soulèvement paroxystique de tout ce qui semble être la contradiction, l’opposé le plus irréductible du principe nouveau et de la nouvelle création […] [C]e n’est pas nécessairement l’indice que la nouvelle naissance est pratiquement impossible ; au contraire, c’est peut‐être le signe qu’elle approche, ou qu’elle fait au moins de sérieux efforts pour se réaliser. »

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