La politique de l’être : les points de vue convergents de différentes traditions de sagesse

Extrait du livre:

« L’idée de placer le développement intérieur au cœur des sociétés et des politiques, et d’en faire leur objectif premier, a déjà été exprimée de diverses manières. Les bahá’ís considèrent le développement comme un processus organique au cours duquel « le spirituel trouve son expression et sa réalisation sur le plan matériel », et Bahá’u’lláh a enseigné que les sociétés devraient créer un milieu favorable à la croissance saine de tous leurs membres, ainsi qu’à l’essor de leurs qualités spirituelles et de leurs vertus. De même, le principal enseignement de Confucius aux nations est de soutenir la culture des vertus de leurs membres, qui est nécessaire tant pour préserver l’ordre social que pour permettre à chacun de devenir plus pleinement humain.

Sri Aurobindo a écrit que « le défaut radical de tous nos systèmes [était] d’avoir insuffisamment cultivé ce que la société [avait] justement le plus négligé : l’élément spirituel, l’âme dans l’homme, son être véritable ». Il considérait que les sociétés humaines n’avaient jamais envisagé leur développement sous un angle authentiquement spirituel.

« Si nous considérons les vieilles religions sous leur aspect social et non individuel, nous constatons que la société n’a eu recours qu’à leurs éléments les plus dépourvus de spiritualité, ou en tout cas les moins spirituels. » Il pensait aussi que les lourds échecs de socialisation de la spiritualité et d’application de la spiritualité aux sociétés soulignaient l’incapacité des religions à régénérer l’humanité. Selon lui, « une société qui aurait déjà commencé à se spiritualiser ferait de la découverte et de la révélation du Moi divin dans l’homme le but suprême, voire le but directeur de toutes ses activités : éducation, connaissance, science, éthique, art, structure économique et politique ».

Cette idée est également très présente dans la philosophie occidentale. Par exemple, Aristote considérait qu’un bon État avait pour but de forger les vertus de ses citoyens6 et de leur offrir les moyens de s’accomplir. Plus récemment, Edgar Morin, sociologue et philosophe français âgé de 102 ans à l’heure où j’écris ces lignes, a développé un point de vue similaire. Docteur honoris causa en sciences sociales dans vingt‐sept universités, il a mis au point une théorie transversale influente sur la pensée complexe, que nous examinerons plus en détail dans le chapitre suivant.

Selon lui, « la gigantesque crise planétaire est la crise de l’humanité qui n’arrive pas à accéder à l’humanité ». C’est en tout cas ce que révèle son sous‐développement intérieur. « Il y a surtout l’immaturité des États‐nations, des esprits, des consciences, c’est‐à‐dire fondamentalement l’immaturité de l’humanité à s’accomplir elle-même. » En tant qu’humaniste, Edgar Morin croit en un processus d’« hominisation » selon lequel les êtres humains pourraient devenir plus évolués et véritablement humains. L’un de ses ouvrages commence d’ailleurs par une citation du philosophe allemand Friedrich Schlegel : « Pour atteindre l’humanité, il faut le sens d’un au‐delà de l’humanité. »

En 1965, dans son livre intitulé Introduction à une politique de l’homme, Edgar Morin a adopté un point de vue plutôt anthropologique pour appeler à « une politique de tout l’être humain ». Il nomme cette approche « anthropolitique » ou « politique de l’homme », et considère que son avènement sera naturel et s’inscrira dans la toute nouvelle notion (présente dans un discours du président américain Harry S. Truman en 1949) de « développement » en politique. Edgar Morin a prédit que « de plus en plus, le centre nucléaire de la politique sera[it] l’homme en devenir dans le monde » et que cette « anthropolitique » devrait nous permettre d’« unifier en une politique multidimensionnelle tous les fragments de la politique ». Il a reconnu que, depuis la Révolution française, la politique avait peu à peu étendu son champ d’action initialement focalisé sur l’ordre social. Aujourd’hui, ce champ d’action inclut, d’un côté, tous les aspects de la vie sociale (économie, santé, éducation, démographie, culture…) et, de l’autre, les problèmes philosophiques liés au sens de la vie (conception marxiste de la politique comme moyen d’accomplir la philosophie, reconnaissance par la Révolution française du bonheur en tant qu’objectif politique ultime, quête actuelle d’accomplissement des aspirations humaines…).

Edgar Morin a alors conclu qu’« [a]insi toutes les avenues du vivre (depuis le “survivre” jusqu’au “est‐ce ainsi que les hommes vivent ?”) et toutes les avenues de la politique commencent à s’entre‐rencontrer, s’entre‐pénétrer, et annoncent une onto‐politique, concernant de plus en plus intimement et globalement l’être de l’homme ». Selon ce dernier, la crise politique actuelle repose sur l’incapacité de la politique à relever ce défi. Il explique qu’« un idéal de consommation, de supermarchés, de gains, de productivité, de PIB ne peut satisfaire les aspirations les plus profondes de l’être humain qui sont de se réaliser comme personne au sein d’une communauté solidaire ». Par conséquent, « le développement des êtres humains, de leurs relations mutuelles, de l’être sociétal, constitue le propos même de la politique de l’homme dans le monde, qui appelle la poursuite de l’hominisation ». « Il s’agit de continuer la recherche millénaire de conscience, de l’amour, de la science, de continuer ces courants en les faisant confluer. »

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